L’au-delà des apparences
Toutes mes créations plastiques sont inspirées par les cultures du monde et leurs spécificités ethniques. C’est cette curiosité, cet élan, qui me conduisent à aller à leur rencontre.
Cette invitation pour une résidence en création au Tchad répond à ce désir d’aventure. Elle était depuis longtemps inscrite dans mon agenda de découvertes.
Pays du centre de l’Afrique, berceau de l’humanité, le Tchad regorge de potentialités et de curiosités. C’est aussi la rencontre avec notre ancêtre Toumaï qui m’apporte cette nouvelle légitimité de me sentir Tchadien.
À l’aéroport de N’Djamena, je suis accueilli par Monsieur le Ministre de la Culture, qui sera notre guide dans une longue expédition de 3000 km sur les pistes, au milieu d’un paysage austère et aride.
Sous la protection d’un convoi militaire, nous traversons le massif de l’Ennedi où se dressent fièrement les mythiques roches monumentales sculptées par les éléments. La destination finale est Amdjarass.
C’est là que j’ai pu partager le modeste quotidien des autochtones, amaigris et épuisés par l’insoutenable chaleur qui règne sans pitié. Ils m’ont confié leurs difficultés pendant la cérémonie du thé. La fièvre jaune qui ravage les tribus, les puits pollués, la terre devenue stérile… Et la désertification qui gagne chaque jour inexorablement.
Malgré cette vie marquée par les difficultés, ces hommes peuvent dépasser leur faim et leur soif, atteignant par le jeûne un état second, une spiritualité comparable à celle des moines et des Soufis pendant la méditation ou celle des fidèles pendant les prières du ramadan. Ils donnent l’impression de quitter leurs corps momentanément en gardant l’esprit suffisamment éveillé pour ne pas se perdre.
Ce sont là les âmes errantes de ce désert aride et austère. L’absence totale de distraction conduit à la méditation et à cette évasion spirituelle.
C’est aussi l’inspiration principale des œuvres qui sont présentées ici, où l’ocre rouge ou jaune révèlent le vide et le plein, malgré l’opacité de la matière. Les bas-reliefs de cet espace habité expriment à la fois le rêve éveillé, l’élan intérieur ou la méditation.
J’ai cherché à fixer les sensations et à les peindre. Ce vent de sable qui coupe le souffle, le manque d’oxygène sous le chèche, le vertige proche de l’étourdissement… les Sarhaouis si légers, si maigres, qu’on craint à chaque rafale de vent de les voir emportés et disparaître.
Sur des galets géants, je modèle et je sculpte ces regards innocents, l’intimité des Touarègues, des Toubous du Sahara et des tribus voisines. Ici, la notion d’espace dans le champ pictural échappe à la règle d’or de Pythagore. Il faut se fier aux mesures intuitives, spontanées, à cette perspective ascendante, sans point de fuite, comme une sorte d’élévation des âmes errantes.
Inspiré par les sols, les sables, les dunes si changeantes selon le lieu et l’heure, je transfère cette matière éternellement changeante dans mes œuvres.
L’ocre rouge du fer et l’ocre jaune de l’argile reproduisent ce chaos maîtrisé sur les toiles. Je me sens très proche des fresques du Tassili algérien et je témoigne de mon passage en peignant des hiéroglyphes comme le faisaient les hommes de Lascaux.
Dans cet espace unique au monde, nous sommes très proches de l’Univers des aborigènes Australiens, là où le secret s’immisce entre les êtres, dans les espaces invisibles.
Les apparences sont toujours trompeuses. La méditation, le sixième sens, le troisième œil permettent de pénétrer ces réalités dissimulées afin de les exprimer sur la toile.
C’est aussi le témoignage de l’instinct de conservation des hommes, de leur survie et de leur rapport à l’invisible, à l’obscur et au sacré.
Jamal Lansari
Instants d’éternité
Figures de l’invisible
C’est dans la palette que lui offrent les marées du désert que l’artiste, Jamal Lansari, va puiser. Dans ce déluge iridescent qui frémit sous les symphonies éoliennes, là où palpite une vie cristallines, exigeantes et impérieuses.
Non loin de la Guelta d’Archei[1], dans l’orange et le pourpre du jour naissant, le vent arrache aux crêtes des dunes une scintillante traînée poudreuse, mêlée d’ocre et de roux. Le désert vous prend alors dans la magie de son éveil diurne, offrant au marcheur ses géométries élégantes et les multiples traces d’un peuple d’insectes et de reptiles comme un parchemin à jamais renouvelé.
Le désert est un bonheur violent où se croisent l’éphémère et l’éternel, le vibrato intense des couleurs et de la lumière, le chant du monde dans son insaisissable fugue.
Avant de devenir démiurge, architecte du fragile et de l’invisible, l’artiste est à l’écoute du regard, géomancien de l’enfoui et du sacré, interprète de l’infiguré, guetteur d’apparitions.
Il entend les messages du vent qui galope comme un cheval fou entre Tibesti et Ennedi,[2] se penche sur notre présent comme on ausculterait une respiration de l’inquiétude, dévoile des galaxies inconnues, nous fait entrer dans la marée d’un outre-monde.
Les peintures de Jamal Lansari témoignent de ces instants d’éternité. Elles disent le silence et les envoûtantes mélodies des chants des pistes, la relation à l’invisible, la mystique d’une permanence presque indécelablea, dans sa fragilité et sa plénitude. Elles nous invitent à désapprendre le réel, entrer dans la haute mer de l’oubli, loin des échos du connu.
Ce sont des images qui révèlent la présence d’un insaisissable, le témoignage d’une traversée, la captation d’un maintenant mémoriel, l’instant subliminal entre le perceptible et l’obscur, entre l’ordre et le chaos. On y décèle des éclats de bleu, des ombres fugaces, des silhouettes indistinctes, quand l’art pariétal racontait le passage de ceux d’avant les Toubous[3].
Nous ne savons rien de l’apparition quand l’apparition nous éblouit. Pourtant, l’œil ne se perd jamais. Il parcourt la ligne de fuite d’un horizon qui rêve d’échappées célestes dans ce territoire austère des errances.
Il se peut que l’on y perçoive la pulsation du désert, quand le cœur bat la mesure dans cette douceur brûlante des ombres bleues.
C’est alors que se révèle l’oublié de nos mémoires, l’expérience mystique, l’interrogation si fertile que nous offre l’œil du peintre.
Demay
[1] Centre du plateau de l’Ennedi, au Nord-est du Tchad. Elle abrite l’une des dernières colonies de crocodiles du Nil.
[2] Le Tibesti est l’une des 23 régions du Tchad. Région montagneuse aux paysages spectaculaires, le massif offre un paysage exceptionnel. L’Ennedi est une succession de massifs de grès. Il constitue l’une des plus grands collections d’art rupestre. Habité par des chasseurs cueilleurs dès 5000 avant JC.
[3] Les Toubous pratiquent le pastoralisme et le nomadisme dans le Sahara central, du Nord du Tchad au sud de la Lybie et au Nord-est du Niger.