L'atelier du plasticien est plein d'objets en attente qui un jour lui ont fait signe et qu'il a pu acquérir lors d'un troc ou
contre de l'argent, très loin ou tout près de chez lui. Quand ce n'est pas, tout bonnement, le cadeau d'un ami, auquel il a voulu donner, usant de sa liberté de "propriétaire", une autre
destinée. Tous ces "objets trouvés" restent parfois des années, comme hibernant dans des boîtes ou des tiroirs, pas morts le moins du monde, mais gardant leur potentialité d'évolution, leur
puissance de vie comme la graine qu'on croit inerte et qui est promesse de forêts. D'ailleurs, dans le bric-à-brac de l'artiste, il y a aussi des graines ; c'est là peut-être la meilleure image,
en tout cas la plus juste, pour rendre compte de l'objet stocké, toujours promesse d'œuvres. Lorsqu'il voyage, Jamal Lansari se met à l'écoute des lieux qu'il traverse, guettant les signes ou les
"confuses paroles" qui émanent des objets qu'il "croise" chez ses hôtes ou sur les marchés - paroles indéchiffrables pour ceux qui l'accompagnent ou l'accueillent. Il y a aussi tout ce que la
nature lui livre : pierres roulées par le fleuve, bois flottés… A vrai dire, il ne guette même pas. Les objets "s'imposent à lui", comme il le dit volontiers, dans un message informulé que lui
seul, devenu médium, perçoit. Il "sait" et il acquiert ou récolte, sûr qu'il leur donnera une nouvelle vie, ailleurs, quitte à transformer l'objet et à faire disparaître totalement le lien qui
l'unissait à une existence profane ou sacrée. C'est une des raisons pour lesquelles l'art de Lansari est finalement plus allusif qu'anecdotique.
Instants d’éternité
Figures de l’invisible
C’est dans la palette que lui offrent les marées du désert que l’artiste, Jamal Lansari, va puiser. Dans ce déluge iridescent qui frémit sous les symphonies éoliennes, là où palpite une vie cristallines, exigeantes et impérieuses.
Non loin de la Guelta d’Archei[1], dans l’orange et le pourpre du jour naissant, le vent arrache aux crêtes des dunes une scintillante traînée poudreuse, mêlée d’ocre et de roux. Le désert vous prend alors dans la magie de son éveil diurne, offrant au marcheur ses géométries élégantes et les multiples traces d’un peuple d’insectes et de reptiles comme un parchemin à jamais renouvelé.
Le désert est un bonheur violent où se croisent l’éphémère et l’éternel, le vibrato intense des couleurs et de la lumière, le chant du monde dans son insaisissable fugue.
Avant de devenir démiurge, architecte du fragile et de l’invisible, l’artiste est à l’écoute du regard, géomancien de l’enfoui et du sacré, interprète de l’infiguré, guetteur d’apparitions.
Il entend les messages du vent qui galope comme un cheval fou entre Tibesti et Ennedi,[2] se penche sur notre présent comme on ausculterait une respiration de l’inquiétude, dévoile des galaxies inconnues, nous fait entrer dans la marée d’un outre-monde.
Les peintures de Jamal Lansari témoignent de ces instants d’éternité. Elles disent le silence et les envoûtantes mélodies des chants des pistes, la relation à l’invisible, la mystique d’une permanence presque indécelablea, dans sa fragilité et sa plénitude. Elles nous invitent à désapprendre le réel, entrer dans la haute mer de l’oubli, loin des échos du connu.
Ce sont des images qui révèlent la présence d’un insaisissable, le témoignage d’une traversée, la captation d’un maintenant mémoriel, l’instant subliminal entre le perceptible et l’obscur, entre l’ordre et le chaos. On y décèle des éclats de bleu, des ombres fugaces, des silhouettes indistinctes, quand l’art pariétal racontait le passage de ceux d’avant les Toubous[3].
Nous ne savons rien de l’apparition quand l’apparition nous éblouit. Pourtant, l’œil ne se perd jamais. Il parcourt la ligne de fuite d’un horizon qui rêve d’échappées célestes dans ce territoire austère des errances.
Il se peut que l’on y perçoive la pulsation du désert, quand le cœur bat la mesure dans cette douceur brûlante des ombres bleues.
C’est alors que se révèle l’oublié de nos mémoires, l’expérience mystique, l’interrogation si fertile que nous offre l’œil du peintre.
Demay
[1] Centre du plateau de l’Ennedi, au Nord-est du Tchad. Elle abrite l’une des dernières colonies de crocodiles du Nil.
[2] Le Tibesti est l’une des 23 régions du Tchad. Région montagneuse aux paysages spectaculaires, le massif offre un paysage exceptionnel. L’Ennedi est une succession de massifs de grès. Il constitue l’une des plus grands collections d’art rupestre. Habité par des chasseurs cueilleurs dès 5000 avant JC.
[3] Les Toubous pratiquent le pastoralisme et le nomadisme dans le Sahara central, du Nord du Tchad au sud de la Lybie et au Nord-est du Niger.