Création 2015


C'est dans l'atelier que commence l'aventure…

 

            L'atelier du plasticien est plein d'objets en attente qui un jour lui ont fait signe et qu'il a pu acquérir lors d'un troc ou contre de l'argent, très loin ou tout près de chez lui. Quand ce n'est pas, tout bonnement, le cadeau d'un ami, auquel il a voulu donner, usant de sa liberté de "propriétaire", une autre destinée. Tous ces "objets trouvés" restent parfois des années, comme hibernant dans des boîtes ou des tiroirs, pas morts le moins du monde, mais gardant leur potentialité d'évolution, leur puissance de vie comme la graine qu'on croit inerte et qui est promesse de forêts. D'ailleurs, dans le bric-à-brac de l'artiste, il y a aussi des graines ; c'est là peut-être la meilleure image, en tout cas la plus juste, pour rendre compte de l'objet stocké, toujours promesse d'œuvres. Lorsqu'il voyage, Jamal Lansari se met à l'écoute des lieux qu'il traverse, guettant les signes ou les "confuses paroles" qui émanent des objets qu'il "croise" chez ses hôtes ou sur les marchés - paroles indéchiffrables pour ceux qui l'accompagnent ou l'accueillent. Il y a aussi tout ce que la nature lui livre : pierres roulées par le fleuve, bois flottés… A vrai dire, il ne guette même pas. Les objets "s'imposent à lui", comme il le dit volontiers, dans un message informulé que lui seul, devenu médium, perçoit. Il "sait" et il acquiert ou récolte, sûr qu'il leur donnera une nouvelle vie, ailleurs, quitte à transformer l'objet et à faire disparaître totalement le lien qui l'unissait à une existence profane ou sacrée. C'est une des raisons pour lesquelles l'art de Lansari est finalement plus allusif qu'anecdotique.


            L'œil du visiteur s'arrêtera souvent dans le confort de tel détail identifiable, voire localisable - y compris sur un globe terrestre ou un atlas -, notamment quand l'objet "reconnu" provient d'une culture certes lointaine, mais que l'abolition des distances et la démocratisation de la culture ont rendue relativement familière - je pense notamment à des peignes en bois, ou à des "épingles" à cheveux africains ou encore, pour changer de continent, à des "pièges à rêves" (dream catchers) indiens qu'on repérera ici ou là. Mais, après coup, ce même visiteur, dont j'évoquais l'œil curieux, découvrira que l'objet en question, avec lequel il se sentait en phase, se trouve à demi dissimulé, parfois enfoui dans la pâte à papier qu'utilise volontiers le plasticien, privé d'un ou plusieurs de ses éléments ; qu'il est cassé, tronqué, ou détourné, "déconstruit" pour être reconstruit autrement et ainsi signifier autrement, dans un rapport renouvelé à l'ethnique et donc dans un nouveau rapport à "l'autre" et au monde. Car "les toiles [de Lansari] n'ont de repère, a écrit fort justement un critique, que pour mieux brouiller les pistes"1.

           

            Quand l'objet est intact - ce qui peut arriver aussi, car rien n'est systématique - c'est le contexte qui surprendra, je veux dire la contiguïté, dans la toile ou l'installation. Le plasticien pourra y faire se côtoyer des objets n'ayant, a priori, aucun rapport entre eux, dans une sorte de dialogue improbable - dans la mesure où le sacré peut côtoyer le profane, et que les distances sont abolies -, mais qui, orchestré et mis magistralement en espace par l'artiste, acquerra une pertinence incontestable, en même temps que lesdits objets verront leur présence renforcée et tireront paradoxalement profit de leur contiguïté même.

Faire se rencontrer dans l'arbitraire des réalités éloignées n'a, certes, rien de très neuf. "La rencontre fortuite du parapluie et de la machine à coudre sur une table de dissection" est bien connue, pour ce qu'elle est chez Lautréamont et pour ce qu'elle devient chez André Breton en passant par la définition prometteuse de Pierre Reverdy, lorsqu'il parle, en 1918, de l'image poétique :

           

            L'image est une création pure de l'esprit. Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.

 

            Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte - plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique… (Nord-Sud)        

 

            Peintre-poète, Jamal Lansari, certes, joue à ce jeu de hasard mais, à la différence des collagistes et autres surréalistes, l'"étincelle poétique" qui résulte de ladite rencontre est totalement contrôlée et investie par lui d'un sens concerté qui, toutefois, n'entravera ni ne conditionnera la réception du visiteur. Car l'œuvre reste fondamentalement polysémique et donc "ouverte", même si on lui adjoint son titre - qui pourra égarer d'ailleurs plus souvent qu'il ne rassurera. On en jugera, au-delà des facéties dont certains titres, que je connais déjà, font preuve.

 

            On pourra rapprocher la démarche de Jamal Lansari de celle de Robert Rauschenberg (né en 1925), Peintre célébré tout récemment au Centre Pompidou, à Paris, au travers de ses combines (à prononcer à l'anglaise). Rappelons que l'artiste américain emploie le terme de combines (en français, on pourra dire : "combinaisons") pour désigner les œuvres dans lesquelles il assemble, sans hiérarchie aucune, objets trouvés, images de la culture populaire, signes abstraits. Il y a chez ce plasticien - parmi des plus novateurs du XXe siècle, on ne le dira jamais assez - l'idée de réintroduire dans l'histoire de l'art, à l'encontre de l'idéologie de l'expressionnisme abstrait de l'après guerre, une imagerie facilement reconnaissable, issue de la vie quotidienne. Jamal Lansari pourrait assurément faire sienne cette formule du peintre : "Il n'y a pas de raison de ne pas considérer que le monde entier est une gigantesque peinture". Si la surface que Rauschenberg dédie à sa peinture redonne de fait sa place au monde, il s'agit, chez l'artiste dont nous nous occupons, d'un monde qui déborde largement la réalité des Etats-Unis, de l'Europe ou de l'Afrique du Nord. Le réel du monde entier - déjà abordé par Lansari dans la démarche réellement inspirée du mémorable "Voyageur assis sur sa chaise"2 -, par la simple volonté du peintre, s'y trouve convoqué et vient envahir physiquement l'espace, dans un saisissant dialogue des cultures et des rites, donnant souvent aux toiles la force d'un objet magique, au plein sens du terme.

 

            De visite en visite dans l'atelier du peintre, au fil des semaines, on croit pouvoir se dire : "cette fois, j'aurai ma vision d'ensemble". Et voici qu'on trouve l'artiste - parce qu'il vient tout juste de tomber sur un nouvel objet dont il a perçu qu'il pourrait l'intégrer dans une toile -, lancé de façon inattendue dans une nouvelle aventure plastique, imprévisible la veille encore, qui vient prolonger la précédente et s'inscrire dans l'élan créateur du moment. Quand ce n'est pas un tableau, déclaré deux jours auparavant comme terminé, qui se voit tout à coup remis totalement en question et privé de la plupart des éléments le constituant pour nourrir une autre toile en attente, recomposé autrement et, sans aucun doute, avec plus de pertinence. Tout se passe comme s'il avait fallu à ces deux œuvres devenues étrangement solidaires, et contre toute attente, cette étape intermédiaire, ce moment de "latence réflexive", pour qu'elles gagnent l'une et l'autre en force.

 

            J'ai trouvé hier Jamal Lansari raccommodant minutieusement une immense peau de timbale crevée, littéralement déchirée de part en part, dans quelque débauche musicale et rythmique. Désormais inutilisable pour le percussionniste qui ne saurait garder l'objet que comme une relique définitivement vouée au silence, elle a attiré irrésistiblement l'œil de notre ami qui a senti le besoin impérieux de l'acquérir, sans réellement savoir, à ce moment-là, ce qu'il en ferait ; mais ayant la certitude qu'il en ferait quelque chose dans l'heure… ou "plus tard". Pour l'artiste - qui ne dédaigne pas, quand il le faut, de se faire artisan -, cette déchirure a évoqué très vite la vision d'une naissance par césarienne, vision que des traces de violents coups de mailloches, bien visibles, sont venues renforcer. L'idée s'est imposée : cette peau serait l'élément essentiel d'un "Hommage à la Femme". D'ailleurs, dans un coin, une grande toile carrée, dans les mêmes teintes, commencée il y a quelque temps, attendait d'être remplie et de trouver son sens, marquée elle aussi de traces noires, vaguement anthropomorphes. Peut-être conviendra-t-il de renforcer cet écho. Mais pas trop. Rien de décidé encore. Une petite lumière clignotante, rouge, fixée dans la peau, dira la vie - cœur qui bat - de ce corps meurtri, supplicié, recousu et finalement amené à survivre. A l'extérieur, tout en bas de la toile, pourrait être disposée, peut-être, cette grosse masse ovoïde que me montre Jamal, taillée dans le tuffeau, avec cette étrange bille d'acier intégrée, logée comme un œil dans une tête et, sur fond d'or, quelques formules kabbalistiques gravées, écrites en tout cas dans une langue inaccessible au tout premier "visiteur" que je suis, en l'occurrence, puisque j'assiste en direct à l'émergence d'une nouvelle œuvre.

           

            Jamal Lansari se dit "chaman" à qui veut l'entendre, et je ne crois pas que ce soit par pure plaisanterie ou par provocation. Il y croit comme il croit à la mythologie toute personnelle et loin des certitudes scientifiques  - j'entends ethnologiques - qu'il s'est forgée au fil du temps. Pour lui tout véritable artiste est médium et sorcier, en contact avec un autre monde par le recours à diverses techniques qui vont de la transe à l'extase, en passant par le voyage initiatique, la divination, et la pratique artistique, bien sûr. Il ne cache d'ailleurs pas sa fascination pour la magie, fût-elle noire. Ses lectures et ses nombreux voyages, notamment dans les "pays de très grand âge", comme dirait le poète Saint-John Perse que le chamanisme fascina également, l'ont à l’évidence confronté à des expériences dont on revient transformé et dont on ne ressort pas forcément indemne. Mais laissons l'homme à ses secrets et regardons quelques toiles achevées.

 

            On est sensible notamment, dans certaines d'entre elles, à l'évident rapport existant entre tel élément détourné qui s'y trouve et des objets associés ou propres aux rituels magiques, comme les poupées d'envoûtement. Regardons par exemple ces bois écorcés et blanchis - ressemblant à des baguettes de sourcier ou à des bréchets -, ou bien encore cette queue de billard, tous curieusement criblés de clous de tapissier, et laissons-nous gagner par l'étrangeté dérangeante qui en émane - au-delà de l'humour qui peut également surgir, dès lors qu'on pense à l'utilisation première de la queue de billard, par exemple, et qui, ainsi "revue", à supposer qu'elle glisse à nouveau sur la main du joueur, laissera un sanglant souvenir. Voici que l'objet profane s'en trouve comme ritualisé, dès lors que l'association se fait. Mais l'association se fera ou ne se fera pas, selon la culture et le vécu de celui qui regarde. L'un, sensible à l'humour de cet objet détourné et "introuvable" à la Jacques Carelman, se contentera de sourire, quand l'autre frémira, sans doute, songeant à quelque sort lancé vers celui que la queue de billard et les autres objets perforés figurent ou symbolisent, pour peu que l'artiste ait l'idée d'associer à ces étranges objets pendus haut et court sur le haut du châssis, ou fixés à sa base, un morceau d'étoffe. Les amateurs de sciences occultes comprendront l'allusion.

 

            De même, la présence d'un fil de fer barbelé rayant horizontalement une toile aux allures de peinture rupestre revêtira tantôt un sens "politique" ou "historique" - Afrique du Sud, Mexique, Tibet… -, tantôt un sens magique - songer aux "dagydes de paralysation" où la poupée "chargée" montre un cou étranglé, par exemple. Voir encore, dans certaines toiles, la présence du plomb qui rappellera peut-être à certains, au-delà de l'intérêt purement plastique de cette matière, rarement incluse, tel autre procédé sorcier consistant à jeter du plomb en fusion dans une cuvette d'eau froide où il s'étoile et se tord en formes interprétables, pour l'identification de possibles jeteurs de sorts. Sans oublier les nombreux signes géométriques - triangles, carrés et très souvent cercles, répétés dans une même toile, un nombre de fois choisi et signifiant -, lisibles en eux-mêmes ou dans leur rapport à une symbolique, pour les initiés ; voir les références, encore, plus ou moins appuyées aux rouleaux magiques, mains de Fatima, pentacles et pierres protectrices suspendues aux bâtons… qu'il est loisible de répertorier jusque dans leurs déformations, et qui participent de cette même démarche syncrétique qui n'appartient qu'à l'artiste, et qu'il est au bout du compte le seul à pouvoir décoder ou expliciter. A qui l'en priera, il fournira volontiers des repères et des clés.


            D'aucuns diront encore que Lansari, au-delà de tous les courants ou tendances auxquels on voudra bien le rattacher, rejoint aussi les "arts premiers", car certaines de ses réalisations font incontestablement écho à la statuaire africaine au sens large, à l'art aztèque et aux divers gris-gris et amulettes que les musées ethnographiques et livres spécialisés proposent à notre émerveillement et à notre sagacité.

           

            Il faut voir avec quel aplomb Jamal Lansari refait de tout cela, à la barbe des doctes, sa propre mythologie qui n'est pas sans fantaisie, à partir de ses nombreuses lectures philosophiques et ethnologiques qui valent finalement plus pour ce qu'elles déclenchent en lui que pour la rigueur des décryptages qu'elles proposent. Le tout s'est mélangé dans le creuset de sa mémoire - plus que décanté -, et ses toiles redisent à leur façon les croyances diverses métamorphosées dans leur imprégnation réciproque. Immanquablement tout banal bâton, fixé verticalement au châssis, et orné de pendeloques de bois flottés, deviendra bâton de chaman ou canne de sorcier ; quant aux détails vaguement anthropomorphes, au détour d'un relief, ils seront têtes conjuratoires nées du hasard.          

           

            D'un strict point de vue compositionnel, on sera sensible à la dimension verticale, donnée notamment par ces bâtons, dans nombre de tableaux de Jamal Lansari. Si chaque œuvre accrochée, dans le "processus déambulatoire" que le peintre compte proposer à ses visiteurs, invite à en découvrir une autre dans une relation horizontale - parenté dans la thématique, dans la structuration, le format, la forme ou la couleur - elles invitent presque toutes, si on les prend cette fois individuellement, à une "lecture" de bas en haut, et donc à l'élévation. Un long objet - svelte calame du calligraphe arabe, notre queue de billard déjà évoquée, bambous entre lesquels est tendue la toile peinte, mais aussi tuteurs métalliques… - relie la terre au ciel qu'il montre, comme un doigt, et cette direction se trouve souvent soulignée, relayée ou doublée, au moyen d'un geste purement pictural, par des traits blancs, argentés, cuivrés ou bien encore par une fumée, ou des bulles suggérées en trompe l'œil, qui s'élèvent et éclatent. Cette ascension ne se fait pas nécessairement aisément car un trait horizontal - ou une rigoureuse construction de l'œuvre en diptyque (1/3, 2/3), imposant, pour la liaison, son bambou horizontal de forte section -, vient parfois entraver momentanément, par une césure nette, cette élévation, tandis que le motif ascendant chemine d'un espace à l'autre. Je laisse le soin au visiteur d'en tirer sa propre leçon philosophique, car les toiles de Jamal Lansari invitent souvent à la méditation.

           

            Il faudrait aussi parler du jeu sur les épaisseurs et les transparences, des couches de papier, volontairement superposées sur la toile proprement dite - spécialement apprêtée, dans une savante cuisine -, déchirées ou grattées comme palimpsestes, et qui m'évoquent des strates géologiques avec, par endroits, des objets à demi dissimulés qui affleurent comme des os antédiluviens dans un désert - désert dont le Marocain d'origine qu'est Jamal Lansari ne peut se départir, et présent dans nombre de fonds travaillés de façon plus ou moins allusive. L'artiste se fait archéologue. Mais il explique, à qui l'interroge sur sa technique, qu'il n'est pas seulement celui qui découvre le vestige enfoui, mais aussi celui qui l'a dissimulé, en un premier temps, en le recouvrant de pâte et de peinture. Vient ensuite un travail de grattage ou de frottage - Lansari "dé-peint" -  qui permet que l'objet affleure, et seulement affleure, pour garder une partie de son mystère.


            A propos de tous les tableaux actuellement réalisés que j'ai pu voir, quelque chose ne laisse d'intriguer et que tout un chacun pourra vérifier dans sa propre visite buissonnière, lors de l'exposition. Comment se fait-il que certaines toiles fassent immanquablement penser au Maghreb, à l'Afrique noire ou à l'Amérique latine quand il n'y a rien de nécessairement anecdotique, dans l'espace de l'œuvre, qui la rattache à tel ou tel pays ? Est-ce une simple affaire de couleurs ? Les rouges et les ors pour le Mexique et les ocres pour l'Afrique ! De symboles, bien qu'indéchiffrables ? De motifs, bien qu'inventés ? Qu'a pu donc capter le peintre d'ineffable qui nous ramène à l'évidence et à la certitude ? Il y a là une réalité fascinante et quasi miraculeuse. Comme si Lansari avait saisi une essence, quelque chose d'extrêmement volatil - comme ces bulles et gouttelettes simulées dans certains tableaux - et susceptible de n'être perçu que par le seul médium ; une "âme" qu'il restitue dans ses toiles, au-delà de nos automatismes et de nos clichés, ou des indices faciles et triviaux dont nos pauvres mémoires disposent. Les tableaux s'en trouvent littéralement "habités".

 

            "Tous mes tableaux sont des maisons des esprits" dit le peintre.

 

            Je cite ici volontiers cette formule assez lapidaire et intrigante de Jamal Lansari - d'ailleurs retenue pour le titre de cette présentation - parce que je la trouve assez emblématique de l'actuel travail du plasticien. Elle a son origine dans un objet dont j'aimerais parler maintenant, et pour finir, dans la mesure où l'artiste compte l'utiliser encore une fois, dans sa scénographie, comme il le fit, en 2006, pour l'exposition "Les contres façon pour trésor de rien du tout"3. Je veux parler de cette petite maison de bois qui devrait trôner encore, selon toute vraisemblance, au beau milieu de l'exposition.

 

            Il s'agit très précisément d'une véritable "maison des esprits" thaïe4, ramenée par l'artiste d'un de ses voyages en Asie, plus pour sa charge spirituelle que pour son pittoresque ou son intérêt exotique. Détournée, certes, de sa mission première mais destinée, peut-être, à sacraliser - à défaut de "protéger" -, le temps d'une exposition, tout le contenu de cette dernière, transformant par ailleurs, et de façon éphémère, le lieu tout entier en temple.

 

            Sans préjuger de l'usage qu'en fera exactement Jamal Lansari pour l'exposition qui nous retient, on peut penser qu'il s'inspirera de sa scénographie de 2006. Aussi en ferai-je une rapide évocation destinée à montrer le parti qu'on en peut tirer, notamment pour la compréhension de la démarche de l'artiste, évocation qu'il suffira de transposer pour l'adapter in situ.

 

            Disposés tout autour de cette "maison des esprits", belle en soi pour ses proportions, sa facture et son étrangeté, on pouvait voir à Monts des objets épars dont on ne savait trop s'ils étaient destinés à être intégrés entre les quatre murs de la fragile structure, pour l'habiter comme de bons génies protecteurs, ou s'ils s'en voulaient seulement échapper… peut-être pour remplir tous ces cadres curieusement nus et vides, qu'on retrouvera, sans doute, dans le Péristyle de l'Hôtel de Ville, et qui étaient accrochés sur les murs et les panneaux alentour. Oui, tout se passait plutôt comme si ces objets variés aux multiples provenances - ayant désormais vocation à l'universel - allaient finalement s'évader et se coller, s'agencer, dans des espaces restés délibérément vierges.

           

            N'est-ce pas là le processus créatif tout entier qui se trouve dévoilé ? Cette "maison des esprits" et tous les objets disposés autour - cadres restés vides inclus - témoignent et sont l'écho, dans une vertigineuse mise en abyme, de la quête en amont de l'artiste-poète, dont nous parlions plus haut, accumulant instinctivement pour l'œuvre à venir les objets plus ou moins bizarres ayant capté son attention pour devenir ensuite de mystérieuses allusions. Elle offre en outre d'incontestables parentés avec l'atelier du peintre qui présente à l'identique, on l'a dit, toutes sortes d'entassements et de "rencontres" susceptibles de "servir" un jour. La "maison des esprits" c'est, pourrait-on dire, l'atelier théâtralisé au sein même de l'exposition, et peut-être encore une matérialisation ou une projection du cerveau de l'artiste dépositaire des expériences et des souvenirs destinés à nourrir l'œuvre.

 

            Toute l'exposition pourra donc se comprendre à partir de ce petit temple thaï, posé sur sa table bancale mais peint cette fois et pour l'occasion en blanc par l'artiste qui, ce faisant, en prend littéralement possession, le "neutralise" en le déconnectant des fonctions rituelles et religieuses qu'il avait sous d'autres cieux. De part et d'autre, des objets hétéroclites dialogueront encore dans l'arbitraire le plus total. A Monts, c'étaient un gros chapelet, un masque africain, une sorte de collier de fleurs séchées… Une fleur (une rose ?) qu'on pouvait croire vraie, dans un vase sans eau, des os sculptés en dentelle, un petit buffle en bronze, une chalcopyrite dans un coquetier, des bouchons de flacons de parfum égyptiens, de faux billets, un fil à plomb (sans son fil !), des coraux, un vieux fer à repasser…  jusqu'à des mégots laissés par quelque visiteur - ou par l'artiste lui même -, dans un godet en terre. A quels objets aurons-nous droit, cette fois ? Tous seront là, sans doute, disponibles, en attente d'élection. A quel titre seraient-ils exclus du lieu d'où toute hiérarchie est bannie et où tout est susceptible de trouver un sens ? L'or, les feuilles d'or dont on verra que certaines toiles sont tapissées, ont autant d'importance que le moindre objet kitch ou de pacotille qu'on acquiert pour quelques sous. Tout dépend du regard qu'on porte sur les choses et l'on sait depuis longtemps que la verroterie vaut l'émeraude ou le diamant selon le désir qu'on en a ou qu'on y projette. Jamal Lansari est là pour le rappeler à qui l'aurait oublié : "Les choses sont ce qu'on en fait".

 

Pascal Bergerault - Tours, janvier 2007