Portrait et note d’interview de Jamal Lansari


 Les châssis vierges s’entassent et attendent, témoins angoissants, semblant observer de leurs yeux encore vides, mais d’autant plus inquiétants, la course du peintre contre le temps.

 Il n’y a peut-être que 194 pays à « traiter », mais les plus grands occupent à eux seuls 25 châssis de grand format. Les toiles achevées s’accumulent et pourtant l’artiste n’en est qu’à la moitié, à peine, de son parcours. Un travail titanesque exigeant un calendrier serré et une sévère ascèse. Un ouvrage en trois temps : 1 – Traçage – 2- « remplissage coloré » -3-

Enterrement auquel s’ajoute un labeur essentiel, celui qui fait surgir la mélodie spécifique et secrète de chaque œuvre.


L’entreprise, gigantesque, est à la mesure (du personnage) de son créateur qui aime la démesure et que nous nous plaisons à comparer à ces chanteurs bengalis soufis, les Kawhali’s, capables de passer instantanément du registre le plus grave au registre le plus aigu selon de vertigineuses ascensions ou plongées mélodiques.

 De même Jamal Lansari excelle dans l’infiniment petit, mais sait aussi s’investir, corps et âme, dans l’infiniment grand, du moins le démesuré, le surhumain – En l’occurrence ces ambitieux projets et ces immenses formats où il se perd et se retrouve avec aisance. C’est à la fois redoutable, parce qu’on s’y sent bien petit, mais tellement fascinant.

 A la fois horripilant parce que cela semble relever de la mégalomanie, mais tellement généreux, fou ( au sens religieux du terme).

 Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, Jamal Lansari est un « fou de peinture » comme d’autres sont des « fous de Dieu ».

 Il peint comme il respire. Et s’il cessait de peindre, d’installer, de performer, (et d’épouser sa matière – dans d’inlassables « noces mystiques »), il cesserai de respirer.

 Il donne, sans compter, son énergie comme les torrents, les vents qui font tourner les moulins…

 JAMAL parle tout en peignant. Je l’écoute :

 « - Le tableau ne présente qu’une image lointaine comme celle d’un souvenir ou d’une mémoire très arriérée.

 - Je cultive mon aspect chtonien, mais en survolant la Terre, ce qui est un acte très ouranien, pour admirer la Terre.

 - J’aplatis les images. Je les peins sans perspective. Par aplats – qu’une vache vienne pour brouter le reste !

 - Porter un regard archéologique sur les choses…

 Il faut « exécuter », balayer les détails et le bavardage. Tuer les formes pour créer une nouvelle forme – fond – matière qui se pose dessus. Oui, je dépeins les formes pour susciter une vision autre.

 Tout est embaumé. Forme et couleur ont une âme et un même instinct de conservation.

 - Si tu ne sais pas voir, tu ne verras rien.

 Il n’y a rien à découvrir chez moi. Je ne suis pas un outil de découverte.

 - Tu dois dé enterrer les choses par ton propre regard et ta propre imagination. Le spectateur doit deviner à partir d’un fragment comme un archéologue dans un champ de fouilles, à partir d’un fragment de poterie ou d’os. 

Il s’agit de dépeindre, de vider, pour aboutir à l’art de deviner. Le regard doit devenir divinatoire. »

 

Voici le tout livré en vrac. Il s’agit maintenant d’organiser.

 

- Jamal, ne serais- tu pas une sorte de « plâtrier- du désert » ?

 

« Oui si tu veux. L’expression me plaît.

 

En fait, il ne faut pas focaliser ma démarche actuelle sur les monuments historiques. Le patrimoine n’est qu’un prétexte qui donne la colonne vertébrale à mon œuvre. Un prétexte d’image. Plutôt que de voyager bêtement, je peins la Tour de Londres et ensuite je l’enterre. Car j’ai horreur des espaces bétonnés fermés.

 J’aime les espaces qui respirent le rien… »

 Certes, je connais fort bien ton esthétique du désert. Mais en inhumant systématiquement toute chose, en réduisant chaque site au même dénominateur commun n’es-tu pas en train de favoriser cette uniformisation dangereuse que, pourtant et précisément, tu contestes dans les sociétés contemporaines ?

 Non, parce que je pense à l’homme, pas aux pierres.

 Peu m’importe de peindre la cathédrale, un minaret ou un totem. Le monument historique c’est la terre entière.

 La terre mère, la pierre, celle qui vit ne sera qu’une pierre morte dans un musée, une petite image dans un musée éclairé.

 L’image du moment est réduite à néant, mais on garde une trace de cette image qui est la pierre.

 On observe la pierre des monuments comme on observe les génomes humains, le sang des ethnies disparues dans les flacons.

 Je le répète, le monument n’est qu’un prétexte. Car un site est un état d’âme.

 D’ailleurs mes toiles ne sont pas uniformes.

 J’y pratique le décalage horaire ; je passe d’un format à l’autre, d’une couleur à l’autre, d’une culture à l’autre, d’un rythme à l’autre.

 Mes tableaux sont appel aux sens, pas à des légendes.

 Aux sens (pense à Michel SERRES), au sentir. Ma poétique, bien que négative, est sensible, sensuelle, et n’a rien à voir avec l’expressionnisme. Mes tableaux ont une peau sous laquelle se livre un combat forme –fond- matière. Oui, je tiens passionnément à la lutte des matières, des lignes, des couleurs.

 Mais pas des procédés trop « téléphonés », trop évidents. Sous l’apparente platitude, j’élabore une perspective, mais non académique.

 - Sous les pavés la plage ?

 Oui, sous la platitude, la profondeur.

 Et, sous le masque, l’artifice démasqué pour atteindre à plus d’authenticité ?

 On peut le dire ainsi. Au contraire de Paul KLEE, je dépeins le visible. Je le masque – oui, mes pâtes, mes matières sont un masque. On peut parler de patrimoine masqué par lequel je cherche à aboutir à une vision nouvelle. Et ce, en ne laissant filtrer qu’un presque rien qui est …TOUT.

 - En fait de ton œuvre s’apparente à une pratique d’embaumement, de momification analogue à celle des Egyptiens ?

 Oui, je cultive le concept de sépulture, de tombe, de tombeau de la forme. Ma matière, qui s’apparente à l’ensablement, au dessèchement, au sec, à l’aride, momifie le visible. Mais pour susciter des métamorphoses. Car la tombe est un lieu de renaissance, de changement d’état.

- Tu parles souvent du « tombeau du tombeau » ?

Oui, pour, du négatif, faire jaillir le positif. Les formes sont des tombes. J’enterre les tombes pour leur faire dire ce qu’elles ont d’autre à dire. 

- Paradoxal, mon cher Watson ? 

Très – Mais ma démarche a toujours été fondée sur les paradoxes qui s’activent entre eux. Cela fait partie de ma dynamique plastique où le mouvement existe, mais par des voies tout à fait autre que celles de DUCHAMP, par exemple.

Le statique côtoie le mouvant dans le conflit des formes, dans une série de désaccords en écho. Dans le zen, la cloche qui résonne donne la profondeur du vide l’active, l’anime.

- Comme dans la métonymie, par une relation de contiguïté ?

- Oui, je met à l’œuvre tout un travail en rapport de voisinage. Par exemple, j’explore les possibilités de l’inversion des valeurs et de la conjonction du « grand- flou » et du « petit- net ».

L’ensemble est toujours à la limite du surgissement et de l’effacement. 

- Et ce, à quelles fins dernières ?

Parce que je porte sur le monde un regard apocalyptique, ou plutôt « catastrophique ». Nous sommes dans un état actuel de crise que je ressens profondément. Tout est voué à la fragmentation. Et je relie cela à une déchirure cosmique qui se reflète sur Terre. On découpe comme un jeu parce qu’on est guidé par la loi cosmique.

Mon nihilisme est visionnaire. Tout retournera à la poussière et Mars sera peut-être l’avenir de la Terre.

- Soit, mais apocalypse veut dire « révélation » ?

- En effet, mon nihilisme est positif.

Faire table rase, c’est « réviser », réapprendre les leçons du passé, les trier et préparer le futur. Il s’agit de réécrire la planète.

- Et de faire « refleurir le désert » ?

- Pourquoi pas … c’est une belle métaphore.

Il est 3h, 4h du matin. On ne sait plus. Le temps est aboli. Entre deux traçages et trois inhumations, JAMAL fait une pause, lâche sa truelle de « fossoyeur » et, en attendant que le café soit à point, s’empare, sans préméditation, du numéro spécial du Nouvel Observateur, que je lui avais apporté parce que consacré à « l’Aventure, de l’équateur des pôles ». Le hasard fait bien les choses. La revue s’ouvre sur l’article de Simon LEYS consacré à D.H LAWRENCE. Balayant le texte en diagonale,

JAMAL m’en lit des fragments qui semblent tout à propos, venir justifier son œuvre :

« Le visage de l’Australie, c’est celui de la Terre avant l’apparition de l’homme ; et c’est aussi celui que retrouvera la Terre quand l’homme aura disparu ».

Et plus loin : « Les agences de tourisme australien (…) vous trompent et se trompent. Si le paysage australien est effectivement d’une indicible beauté, il est aussi essentiellement non spectaculaire et impossible de photographier : cette immensité usée, avec ses lignes effacées, constitue un espace magique, entièrement dénué de point focal ; comme les fantômes, les apparitions et les visions surnaturelles, il n’offre aucune prise à la caméra, on dirait véritablement, qu’il n’impressionne pas la pellicule »…

« L’étrange beauté de l’Australie, beauté en quelque sorte invisible, qui est manifestement là, mais qui semble tapie juste lors de portés de notre vision d’hommes blancs… ».

Ou encore « comme il pèse sur le monde entier, le lourd mode de vie européen ! Ainsi, leurs énormes et massives cathédrales… tandis que les légères collines d’Australie (sont) comme un monde neuf, ainsi que la fragile humanité du paysage, encore si claire et si pure, pure de toute brume et de toute confusion…

Quelle coïncidence !

JAMAL repose le journal, pour reprendre sa quête désertique de la liberté, même si le « vide » de cette liberté est presque terrifiant…

 

Propos recueillis par Chantal Colombier 15 août 1993

 

 

 

 

JAMAL LANSARI – Peintre Plasticien – Indre et Loire

Les peintures de Jamal Lansari : un art de la délocalisation.

Les grandes toiles ocrées de Jamal Lansari fragilisent les certitudes de notre perception spatiale. Elles sont un art de la délocalisation. Cela n'implique pas nécessairement l'abandon de toute métaphore du lieu: ce dernier pourrait être le désert. Au sens large. Paysages de la déperdition du sens, ou de la condensation de tous nos sens pour surmonter l'évanouissement de notre orientation, les toiles n'ont de repères que pour mieux brouiller les pistes.

Le signe résiste encore, pour mesurer l'étendue, à perte de vue, au-delà des limites matérielles de la peinture; à peine énoncé toutefois, il se désagrège sous les recouvrements de blondeur, de blancheur, il n'est plus que l'indice de directions enfouies, la trace hiéroglyphique illisible, le graffiti isolé. Certains tableaux admettent une grille précaire, telle une échelle (à prendre dans tous les sens du terme) qui ferait encore communiquer le haut et le bas, et d'autres relevés architecturaux subtils. Au regardeur éperdu, ils suggèreraient une vision topographique, mais affrontée à une muralité, une proximité extrême. Affrontée: résolue plutôt, voire sublimée en une intimité; car le conflit de la peinture n'est qu'à l'affleurement de la surface, dans une matière tendue, qui, se livrant à l'indéterminé, en passerait par la peau des choses. Généreuse, mais résistante, elle piège le toucher de tous ses pores, de toute la délicatesse de soulèvements, de transparences inattendues.

La peinture de Jamal LANSARI nous fait perdre tout sens du lieu ; mais c'est qu'elle nous fait tenter, de tout le corps, de saisir l'univers.

 

The paintings of Jamal Lansari, or the art of displacement.

Jamal Lansari's ochre-hued canvases undermine the certainties of our perception of space. ln this his art cou Id be ca lied an art of displacement. Not that this necessarily implies the abandoning of the metaphor of place ; by place he can sometimes mean the desert. if displacement there be, the word must be taken in its widest sense. place can be landscapes where meaning slowly withers away or where ail ours senses are condensed so that we may overcome the fact that we have lost our way, for the land-marks in the painting are only there to better throw us off the track. The sign still holds fast and measures the vatness of space as far as eye can see beyond the material limits of paint. Yet hardly has the sign been mentioned than it dissolves beneath layers of blondness and whiteness to become nothing more than the key to concealed directions, the illegible hieroglyph, the isolated graffiti. ln some paintings the spectator can find a tenuous grid, like the scale of a map - or a ladder- thet stililinks the top to the bottom, as weil as other subtle architectural references. To the mesmerised viewer, they would seem to suggest a topographical vision, but the vision encounters a walled obstacle of extreme proximity. Once encountered it is soon overcome, perhaps even sublimated into intimacy. It is only when hand skims over the surface that there is conflict in the painting, for the surface of taut material, yielded up to the indeterminate, seeps into the skin. It is ample but resistant, trapping our sense of touch with ail its pores, with the full delicateness of contours and unexpected transparencies.

lansari's art forces us to set aside ail sense of place. Yet it incites us, body and soul, to reach out and snap up the universe.

  SYLVIE COELLIER


Le voyageur

Dans « la vie, mode d’emploi » Georges Perec déteignait un artisan chargé de transformer en puzzles diaboliques les centaines d’aquarelles que, le port en port, lui envoyait un peintre amateur, fortuné et désœuvré. Le voyageur immobile auquel nous convie Jamal Lansari a quelque chose de cette œuvre futile et gratuite, à cette différence près qu’il démontre et affirme, là  où l’artiste imaginé par Perec ne faisait que satisfaire) une hypocondrie monomaniaque.

Jamal Lansari nous démontre qu’il n’est plus aujourd’hui de voyages, au sens initiatiques où l’on entendait naguère ce mot, mais de simples déplacements au cours desquels la soif imposée d’exotisme l’emporte sur celle de la connaissance de l’autre. De tous ces pays « visités «  , que reste-t-il, sinon de fugitives images que le temps estompe, des idées de couleurs qui passent au fil des mois, quelques objets qui permettent de ne pas dénouer complètement le fil de la mémoire. La réalité de cette fin de siècle n’est  plus celle que l’on va rechercher au péril de son être, c’est celle qui, chaque jour, chaque instant, nous parvient par écrans interposés ; c’est, bien sûr, une simple image du réel, avec toutes les distorsions que nous connaissons ou imaginons, mais elle finit par s’imposer comme LA réalité, celle sur le quelle nous fondons nos appréciations et établissons notre échelle de valeurs.

La réalité que nous propose Jamal Lansari n’a donc pas moins de valeur qu’une autre ; bien plus, l’effort auquel elle nous contraint lui donnant un sens. Face à ces toiles où l’élément s’efface derrière la matière. Où le sujet n’est que prétexte à une entreprise de dissimulation, d’enfouissement, d’annulation, l’œil  et l’esprit vont à la recherche de ce sens, à travers l’épaisseur des strates accumulées. Et, comme une indication, comme une relique de cette réalité dépassée, des objets-témoins sont là comme un clin d’œil, échantillon regroupés du chaos qui nous entoure et que nous feignons d’avoir organisé. Le patrimoine des pays visités, dont ces objets inclus sont les témoignages devient alors le moteur d’une évolution dans un espace fermé, enclos, comme le sont ces pays dans leurs frontières, ces ethnies dans leur histoire…

Jamal Lansari se revendique fils du désert, de ces immensités où les sens sont mis à rude épreuve, où l’instinct de conservation entraine une perception nouvelle et des dimensions autres. Il est aussi fils de ce Maroc des montagnes où ce n’est plus le sable, mais la neige qui, l’hiver, enfouit le monde. Et sa peinture est à l’image de ces oppositions entre une affirmation et son contraire, de ce paradoxe qui le pousse à annuler une chose pour mieux la confirmer, à dé-peintre pour donner vie  une autre peinture, à tuer pour que, de cette mort, surgisse la nécessité de «  chercher la raison dans l’accident3.

Antoine Perruchot – critique d’art – journaliste France culture.